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Louis Van Delft, professeur émérite de langue et littérature françaises à l'Université Paris X, consacre ses recherches aux moralistes. Il nous dit la nécessité de ne pas trop définir ce qu'est un moraliste car nombreux sont les écrivains qui se sont vêtus du costume. Si le mot « moraliste » est polysémique, il s'oppose toutefois au moralisme. Si à l'occasion il propose une leçon elle n'est que provisoire, ouverte, soumise à la discussion. Le moraliste n'est pas un Homme de système mais propose une méthode expérimentale en prise directe avec l'expérience. « Les recueils de sentences et de maximes « fragmentent l'homme ». Les « vieilles assertions » sont situées dans le jeu perpétuellement mouvant des perspectives observées » Van Delft (2008, p.84). La lecture de son livre Les moralistes. Une apologie. me fit prendre conscience de la place et de l'usage que je faisais des aphorismes en classe. Désormais à l'écoute de ce type de discours, l'observation de ma pratique et de celles d'autres enseignants (et de leurs écrits) confirma mon ressenti : cette forme discursive est utilisée, peu ou prou, en pédagogie. Cela fait-il du pédagogue un moraliste ?
Dans mes années d'apprentissage, de l'École Normale aux débuts en classe, s'est imposée rapidement la nécessité de parler peu et à bon escient : une économie du discours donc. Le fait de s'adresser à des enfants nécessite un dosage, une bonne mesure dans la prise de parole afin de ne pas fatiguer une attention limitée notamment quand il s'agit d'écouter quelqu'un parler.
Si le pédagogue est instituteur (professeur des écoles aujourd'hui) : son travail englobe l'ensemble des disciplines, il enseigne donc aux élèves sur une durée peu (ou pas) fractionnée, sur une ou plusieurs années ; cela relève d'une approche globale de l'enfant-écolier ; son discours également. Le pédagogue a à guider l'enfant dans son expérience scolaire de fait singulière et fondamentale dans son développement au sein d'un monde normé (Rochex, 1995).
Le discours du pédagogue aux élèves est un des versants expressifs du savoir pédagogique ; savoir « fragmentaire et provisoire » (Castoriadis, 1975, p.104). Discours : « Les problèmes qui se posent ici sont fonction de la langue productrice de messages » (Benveniste, 1974, p.64). Messager de savoirs et de valeurs, le pédagogue a certainement à jouer avec la parole et le silence, avec son corps aussi. Son discours est polymorphe. Tour à tour descriptif, explicatif, argumentatif, injonctif, il est également narratif.
« C'est la première fois que tu réussis cette tâche. Ça fait plusieurs semaines qu'on y travaille. Le travail finit toujours par payer. Tu vas refaire plusieurs tâches du même type et on passera à plus difficile.»
Il s'agit là d'un récit. Récit comme « représentation d'hommes agissants » (Molino & Lafhail-Molino, 2004, p.34). Nous étudierons ailleurs les spécificités et enjeux du récit en pédagogie (Étude qui pourrait s'appeler : Pédagogie et récit). Dans cet énoncé, un aphorisme se niche dans le récit  : « Le travail finit toujours par payer ». L'utilisation d'aphorismes en situation, en lien avec une expérience concrète (ici une réussite inédite) a vocation de représenter l'expérience. La répétition de cet aphorisme lors d'événements analogues va le rendre emblématique. Cette fonction emblématique est conditionnée par le pouvoir de suggestion de l'aphorisme ; pouvoir sans doute favorisé par la concision de son énoncé. Le récit explicite les étapes en plaçant des jalons ; l'aphorisme inscrit l'expérience vécue, singulière, dans un imaginaire collectif, un savoir commun.
Il est important de noter que c'est la polymorphie du discours qui est essentielle. Ainsi l'aphorisme seul, isolé du récit et de l'expérience sensible, devient un slogan et perd de sa pertinence.
En classe, les aphorismes utilisés peuvent être connus, célèbres, s'en inspirer ou bien être créés. J'en ai évidemment de mon cru : « Il est important de s'obliger ». Celui-ci est le résultat d'un débat qui s'intitulait : « Que faire lorsqu'on arrive pas à travailler ? » Nous avons fait la liste des causes possibles et nous nous sommes interrogés sur les solutions qui correspondaient. J'utilise beaucoup un « La politesse c'est aussi important que lire-écrire-compter », aussi : « Qui sème le vent récolte la tempête » ou « L'avenir vous appartient ». Tous ne se valent pas. « Quand on veut, on peut » relève d'une idéologie de la volonté particulièrement inadaptée dans le champ du handicap. On peut imaginer de produire des aphorismes avec les élèves. Il arrive d'ailleurs régulièrement que ceux-ci formulent un énoncé de ce type.
Figure de l'éducation spécialisée, Fernand Deligny aura ouvert et clôt ses écrits par deux recueils d'aphorismes : Graines de crapules, conseils aux éducateurs qui voudraient la cultiver (1945) et Essi et copeaux (1996). Dans une préface de 1960 à une réédition de Graines de crapules, Deligny parle des aphorismes comme de cerfs-volants, « des morceaux de pages lues encollées et tendus sur les branches souples et légères arrachées à une espèce particulière d'enthousiasme qui surgit chaque fois qu'un enfant m'aborde. » (p.5). Dans la grande tradition des moralistes français tels Montaigne, Pascal, La Bruyère ou (j'en passe...) Chamfort, Deligny pense le commun. Peut-être tous héritiers de Sénéque, cet « instituteur de l'existence », la philosophie se fait à hauteur d'Homme usant du langage ordinaire.
« Quand on te parlera de ton dévouement, j'espère que tu seras bien étonné,
sinon change de métier » Deligny.
Je ne me place pas exclusivement dans le champ de la philosophie du langage ordinaire qui exclurait une philosophie productrice de concepts (Deleuze & Guattari, 1991). L'aphorisme véhicule des valeurs, une vision du monde (donc du concept), de façon implicite et sous une apparente simplicité, voire une trivialité. Peut-être l'aphorisme est-il, dans sa forme, pré-conceptuel ?
Il a l'avantage d'appartenir à une culture populaire : les enfants en ont déjà entendus ; certains aphorismes leurs sont familiers. Peut-être est-ce un moyen de lutter contre une faiblesse majeure et persistante de l'école : « la difficulté des enseignants à établir avec les enfants de milieux populaires une relation pédagogique authentique » (Troger, 2012, p.23).
Facilement utilisables, les aphorismes peuvent stimuler la réflexion en évitant l'intellectualisation. J'oppose à l'intellectualisation (forme de réflexion coupée de toute expérience sensible), une pédagogie clinique « branchée » à l'ici et maintenant de ce qui se passe en classe ; un présent nécessairement repris après-coup pour une réinscription dans les différentes temporalités (biologique, sociale, institutionnelle) qui structure le développement du sujet.
Si le mode de raisonnement qui fonctionne dans l'aphorisme est analogique (Ça me fait penser à...), voire inductif (Et si c'était ça ?) (ces deux modes de raisonnement sont particulièrement féconds en sciences humaines), un raisonnement de type dialectique peut en être favorisé : « Est-ce qu'il y a des situations qui montrent que le travaille ne paie pas ? ». Depuis la découverte de cet aspect de ma pratique, je repère ceux que j'utilise le plus fréquemment, je les collecte et je complète leur utilisation par des discussions avec les élèves, des débats, sur leur pertinence. Débattre ou deviser : tenir de menus propos, mais aussi, en retenant les sens anciens (et étymologiques) : partager, répartir, opérer des distinctions.
Tobie Nathan (2009) témoigne de cet usage rhétorique dans son travail d'ethnopsychiatre. Avec ses patients, il utilise le récit. Quand il propose un énoncé sous cette forme, il a souvent une réaction sous forme d'eurêka : la surprise joyeuse d'avoir trouvé la solution ; « C'était donc ça ?! » Le récit « fonctionne comme une sorte de matrice mythique »(Ibid., p.122) et organiserai « des structures [au sens du structuralisme] dans l'appareil psychique de celui qui le reçoit » (Ibid., p.123). Les invariants structurels véhiculés (exprimés) par les récits déclenchent des raisonnements analogiques ; un récit entre en résonance avec un vécu et permet de repérer des permanences de significations, commune à notre condition d'humains. Le raisonnement analogique est constamment rappelé « par certaines formes théoriques (métaphores, aphorismes, proverbes) » (Ibid., p.131). On voit là le lien, évoqué plus haut, entre récit et aphorisme.
L'aphorisme a en commun avec le récit la recherche du maximum d'effet avec le moins de moyens possibles. Il veut marquer les esprits. Retenons trois caractéristiques de l'aphorisme : concision – utilisation du langage ordinaire – s'intéresse à tous les domaines de l'existence. Cette dernière caractéristique relève de l'approche globale évoquée plus haut. Les trois caractéristiques sont intéressantes lorsqu'on s'adresse à des enfants. Véritable aubaine pour le pédagogue que je suis, un public d'enfant (ou de jeunes) en situation de handicap voit là l'occasion de réfléchir à partir d'énoncés faciles à retenir. Un stock d'aphorismes, répétés, questionnés, utilisés, permet d'interroger des situations réelles, et inversement. Stock ? Deligny toujours, explique que manier un cerf-volant est aisé mais une centaine ! Nous voilà alors soulevé, emporté, déplacé ; nous changeons alors de point de vue. Sur un plan axiologique, les aphorismes dans leur multiplicité offrent la possibilité de baliser une réflexion sur l'expérience scolaire, sur les savoirs, sur l'existence.
Le pédagogue, un moraliste ? Préserver la singularité de chacun dans l'expérience d'immersion "dès la naissance"  dans notre monde normé relève d'un art de faire, véritable numéro d'équilibriste, où l'adulte fait partie de cet équilibre, véritable danseur sur corde où ses interventions sont aussi faites de tact et de nuances. Le sens d'une expérience n'est pas donné, même en kit à (re)construire, mais le langage qui se fait expression, et non uniquement mise en mots à fins de transmission, se veut « un espace de convergences des expériences sensibles de tous et de chacun. C'est affaire de style. » (Fath, 2006, p.215). Le pédagogue se fait alors porteur d'une parole sincère et « qui ouvre », qui acte la liberté de l'autre dans le cadre pédagogique (cadre qui participe de l'éducabilité) et qui a la forme d'un récit enrichit d'aphorismes.

Références bibliographiques
Benveniste, E. (1974). Problèmes de linguistique générale, 2. Paris : Gallimard.
Castoriadis, C. (1975). L'institution imaginaire de la société. Paris : Seuil.
Deleuze, G. & Guattari, F. (1991). Qu'est ce que la philosophie ? Paris : Les Éditions de Minuit.
Deligny, F. (2004). Graines de crapules. Paris : Dunod.
Deligny, F. (2005). Essi & copeaux.. Marseille : Le mot et le reste.
Fath, G. (2006). École et valeurs : la table brisée ? Paris : L'Harmattan.
Molino, J. & Lafhail-Molino, R. (2004, avril). Le récit, un mécanisme universel. Sciences Humaines, 48, 34-37.
Nathan, T. (2009). L'influence qui guérit. Paris : Odile Jacob.
Rochex, J-Y. (1995). Le sens de l'expérience scolaire. Paris : PUF.
Troger, V. (2012, février-mars). Bourdieu et l'école : la démocratisation désenchantée. Sciences Humaines, Hors-série Spécial, 15, 16-23.
Van Delft, L. (2008). Les moralistes. Une apologie. Paris : Gallimard.

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