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On a beau dire, on a beau faire, la pédagogie ne fait pas exception : le quotidien nous fait tour à tour, insensiblement perdre de vue et, à l'occasion, retrouver quelques évidences. Alors oui, le pédagogue est un « créateur de circonstances » et doit saisir « les occasions » qui se présentent. Le pédagogue doit réserver ses « expériences pour les souris blanches » et savoir que « la vie a plus d'expérience » que lui. Fernand DELIGNY  mitraillait d'aphorismes les travers des spécialistes de l'enfance. Soit.

Début juin, lors d'une séance d'aide aux devoirs avec des élèves de 6°. Les devoirs se font rare en cette fin d'année et l'aide se dissout dans des jeux éducatifs, blagues, énigmes et dans des discussions avec les uns et les autres. Jessy s'était déjà épanché à propos de problèmes familiaux. Mon écoute attentive et ma discrétion m'avaient fait gagner sa confiance.

- Monsieur, je n'ai pas d'équipe pour le tournoi de futsal. Vous avez une équipe avec l' ULIS  ?

- Non, et puis M. IBRA, le prof d'EPS, refuse de panacher les classes, alors...

- C'est bête, me répond Jessy, visiblement déçu, ma classe n'a pas monté d'équipe et puis je jouais en club quand j'étais à Paris...

- Bon, écoute, ta proposition me donne une idée, je vais en parler avec les ULIS  voir si on peut monter une équipe. Si je n'ai pas assez de volontaires, on se chargera de convaincre M. IBRA, d'accord ?

Jessy acquiesce, tout sourire.

Le lendemain, au temps d'accueil, devant les élèves d'ULIS, je fais la proposition. Plusieurs élèves sont d'accord, mais l'hétérogénéité de l'effectif ne leur échappe pas. Les supposés meilleurs joueurs disent que c'est impossible de monter une équipe ULIS  avec untel qui a « les pieds carrés », l'autre qui est « un jambon », unetelle « une chèvre ». Le champ lexical argotique propre au football est acquis, c'est remarquable. Je propose de l'enrichir du substantif « peintre » que j'affectionne. Bref, j'avance comme argument l'éventuel renfort de Jessy qui semble « avoir du ballon », c'est-à-dire bon techniquement. La discussion s'enlise en atermoiements. Voyant qu'on n'avance pas, je tranche : on s'inscrit au tournoi aujourd'hui même et on voit les détails ensuite. Au pied du mur, on trouvera les solutions. J'inscris l'équipe, une liste de six joueurs, je vois le collègue d'EPS pour inclure Jessy, j'informe Jessy (joie !) et je trouve un créneau horaire au gymnase pour une première séance d'entraînement. Le surlendemain, nous sommes réunis au gymnase. C'est avec grand plaisir que j'anime la séance. Depuis un an, je n'enseigne plus l'EPS, les collègues de la discipline s'en chargent désormais, inclusion oblige. Ça me manquait !

Je propose des exercices de base : faire une passe, un contrôle, un tir, se démarquer. De la tactique : jeu avec ballon, sans le ballon, défendre, attaquer, jeu en triangle. Je suis aidé par Malik, l' AVSi  de Timeo, blanchi  sous le harnais des équipes de jeunes en son temps. Les objectifs de la séance sont aussi de repérer les qualités de chacun pour construire l'ossature de l'équipe. À la fin de la séance, les doutes sont nombreux : le niveau technique est faible. Si l'équipe se fait étriller contre les 3°1, ce sera désastreux pour des élèves qui ont surtout besoin de prendre confiance. Rendez-vous pour le deuxième entraînement.

Le lendemain, séance de tableau noir, où j'inscris quelques principes de base : solidarité, combativité, fair-play, que j'illustre d'exemples. Je propose une ossature d'équipe avec des rôles. « Jason, je te verrai bien dans les cages, qu'est-ce que tu en dis ?  ». On discute et on se met d'accord. Ensuite, les exercices : les bases, toujours. Même les moins aguerris progressent, un peu. Le match est programmé vendredi à 12h30 (on mangera après, surtout pas avant). Le matin même, une dernière séance d'entraînement est programmée. Un capitaine sera désigné.

Vendredi matin, à la fraîche. Séance légère pour ne pas se fatiguer. L'équipe : Timeo, seul devant. Assommé de médicaments pour juguler des pulsions violentes, il manque de tonicité. Il reste devant, charge à lui de « planter » quand l'occasion se présentera. Une ligne de trois joueurs (Jessy, Nordine et Noa, le capitaine) qui monte et descend en bloc selon les phases de jeu, en restant les uns près des autres au maximum pour faciliter les transmissions de balle. Léa reste en sentinelle devant le but. Elle a un niveau faible, mais doit gêner les adversaires qui sont dans sa zone.  Jason est « dans les caisses ». Ce n'est pas une assurance tout risque mais il n'a pas peur du ballon. Nathan, le plus petit gabarit, « cire le banc » des remplaçants ; je le préserve pour un éventuel prochain match contre une classe de 5°.

Jour J. Le gymnase se remplit d'élèves qui se serrent partout où il y a de la place, y compris au bord du terrain. Le futsal autorise l'utilisation des murs pour jouer et la présence des spectateurs complique le jeu tout en créant une proximité avec eux. C'est M.IBRA  qui arbitre. Chasubles violettes, l'équipe se positionne sur le terrain. En face, une équipe de 3° : trois bons joueurs et deux autres faire-valoirs. Pas de collectif, mais des individualités fortes. Je suis allé les voir jouer l'avant-veille, en repérage. Sur le papier, techniquement, il a plusieurs classes d'écart. Le but est de limiter la casse et de faire bonne figure. J'ai demandé aux joueurs de gêner au maximum l'équipe adverse et de profiter des opportunités. Dernière consigne : jouer simple.

Je cache mon inquiétude en forçant mon enthousiasme. Le match commence. C'est parti pour deux fois quinze minutes. Rapidement, les 3° marquent un but, puis deux. Un peu « faciles », ils laissent le ballon aux ULIS : Noa déborde à grandes enjambées, centre pour Timeo qui contrôle, pivote et mystifie le portier adverse d'un tir croisé. 2-1 !

Le public serré sur la rambarde de l'étage du gymnase n'en revient pas. Les 3° accélèrent et marquent plusieurs fois d'affilé, non sans mal. La bravoure des ULIS est belle à voir. Les principes du tableau noir s'incarnent à merveille sur le terrain. Je suis à la fois ému et étonné. Je donne de la voix sans arrêt pour encourager, féliciter et conseiller la troupe. J'interpelle l'arbitre quand il tarde à siffler une faute ou  j'exagère une indignation pour impressionner l'équipe adverse. Mais l'essentiel se passe sur le terrain. L'équipe adverse surclasse largement et logiquement l'équipe des ULIS limitée techniquement, mais que dire de l'état d'esprit de ces dernier

Solidarité, combativité, fair-play : tout y est. Chaque ballon est disputé, chaque parcelle de terrain défendue bec et ongles Le score enfle pourtant en faveur des 3° mais l'état d'esprit ne change pas. Ils se procurent même quelques occasions de réduire le score. Admirable. Coup de sifflet final. Malik se tourne vers moi :

« Incroyable ! Ils ont appliqué les consignes comme des chefs !  » L'équipe adverse félicite les ULIS  pour leur match extrêmement valeureux. Je félicite individuellement les joueurs : ils sont rouges de fatigue, transpirants, à bout de forces. Pas de déception malgré la lourde défaite : ils ont fait leur match, ils le savent. Plus de moqueries sur l'un ou l'autre, pas d'abattement face aux événements contraires, de la concentration, de l'envie, de l'énergie : un match complet où chacun se mit au service du collectif.

À les voir faire temps d'efforts, respecter les consignes, affronter les difficultés, se serrer les coudes, je me demande ce qui manque dans les circonstances - nombreuses - où ils font l'inverse. Je suis sorti de ce match fier d'eux et avec beaucoup de questions.

« Si tu veux les connaître vite, fais les jouer. Si tu veux leur apprendre à vivre, laisse les livres de côté. Fais les jouer. Si tu veux qu'ils prennent goût au travail, ne les lie pas à l'établi. Fais les jouer. Si tu veux faire ton métier, fais les jouer, jouer, jouer.  » DELIGNY .

À bon entendeur...


Alexis GERARD – Juin 2014

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