Francis, un de mes anciens collègues, disait souvent de ses élèves (pourtant certifiés inadaptés) « si j'ai compris, alors il n'y a pas de raisons qu'ils ne comprennent pas ». Plus de vingt années de travail quotidien avec « ces enfants-là » ont mis à rude épreuve ce principe d'humanité, ce principe éthique, qui n'est pas un slogan mais un repère de vigilance pour éviter de tomber -sombrer – dans le jugement de valeur. L'humanité est, de fait, multiple et c'est le multiple qui la caractérise, et à l'heure des politiques eugéniques (80 % des enfants trisomiques ne naissent pas), il faut le rappeler. Et ce multiple, est, non seulement une caractéristique du l'humanité mais sa condition de survie ; c'est que nous dit la génétique.
Lorsque je m'adresse à un élève dont j'ai la scolarité en responsabilité, je m'adresse à un semblable, d'abord.
Deux ans déjà que les élèves du dispositif ULIS sont inscrits administrativement dans une classe dite « de référence » et la fréquentent à des degrés divers. Le suivi de l'inclusion peut prendre plusieurs formes. A la demande insistante (et tout à fait bienveillante) du Principal adjoint, qui suit l'ULIS plus particulièrement, j'ai élaboré un document de suivi des inclusions, document à remplir avec les professeurs d'accueil. Ce n'est pas le premier document que je rédigeais mais les tentatives précédentes s'étaient enlisées dans les alluvions du quotidien. Le nouveau document est tout à fait bien, je pense (j'ai pris beaucoup de plaisir intellectuel à le mettre au point), mais j'ai peur qu'il finisse comme ses prédécesseurs. La question de la trace, comme toujours dans ma pratique, pose problème.
Hier, salle des profs la professeur d'Éducation musicale, Mme Anatole, me propose de se rencontrer pour faire le point sur les inclusions individuelles et aussi pour construire les séances à venir du Regroupement Éducation musicale, qu'elle encadre avec le groupe ULIS, une heure par semaine. La concomitance des deux demandes me fait réagir : « Et si nous profitions de l'heure de demain pour faire le point avec eux, sur leur inclusion individuelle ? ». La collègue est surprise et accepte avec enthousiasme : « Bonne idée ! » Pour tout un tas de raisons, et sous conditions, j'apprécie ces moments d'échanges collectifs avec les élèves où l'on questionne les problèmes de chacun mettant ainsi en œuvre un principe d'édification où chacun peut apprendre de l'expérience d'un autre sans être impliqué directement.
Nous voici donc le lendemain. Les onze élèves de l'ULIS collège sont rassemblés dans la salle de musique, située sous les combles du bâtiment. Ce bâtiment a été construit au début du XXième siècle pour y accueillir un Institut de Mathématiques et de Physiques dont Nancy était alors un haut lieu, mondialement reconnu. C'est devenu un collège en 1977. Les aménagements se sont fait « au mieux » ; les salles de Technologie au premier sous-sol, celles de Musique au grenier. Deux escaliers étroits rappellent qu'il s'agissait d'un véritable grenier, d'un débarras. Ce bâtiment recèle donc des incongruités architecturales, plus ou moins cachées, que l'on envisage comme incommodes ou charmantes selon l'humeur.
Les élèves sont habitués et experts de ses échanges. Ils disent beaucoup les apprécier. Aujourd'hui, c'est le thème qui est inédit et aussi la présence de la professeur de musique.
Moi (aux élèves) : - Nous sommes réunis pour parler des temps d'inclusion dans votre classe de référence, en Éducation musicale. C'est différent de ce qu'on fait en conseil car Mme Anatole, qui vous accueille, est là, avec nous. Nous avons choisis de vous réunir ; si un élève a un souci, peut-être que cela concerne un autre. Vous comprenez ?
Tous les élèves, un peu mollement (il faut très chaud ce jour là) : - Oui.
Moi (à Chloé) : - Si tu veux, on commence par toi. Comment ça se passe en inclusion dans ta classe de 4°3 ?
Chloé : - C'est dur, des fois, je comprends rien.
Moi : - Rien ? C'est à dire ?
Chloé : - Par exemple, ils [les autres élèves, qui fréquentent le Conservatoire] chantent et c'est trop dur, j'arrive pas à chanter comme eux.
Mme Anatole : - Oui, je comprends. Ce que j'observe c'est que vous chantez, toi et d'autres ici présents, mais pas forcément tout, ni parfaitement. De ce que j'entends, de ce que je vois comme attitude, moi ça me satisfait. Vous participez, vous essayez et vous réussissez des choses.
Moi : - Ce que vous dit Mme Anatole, si je peux redire les choses comme je les comprends, c'est qu'il s'agit pour vous, et ce n'est pas facile, on est là pour en parler, c'est d'évaluer ce qui peut être une bonne séance, une séance réussie, pour vous, sans se comparer à la majorité des autres élèves qui sont excellents.
Killian : - Oui, mais des fois, on s'ennuie. Par exemple, les autres écrivent et nous non, c'est long.
Mme Anatole : - Oui, je comprends. La question de la trace écrite du cours se pose. Moi, je n'exige rien mais on peut en parler.
Moi : - Vous souhaitez écrire une partie du cours qui peut vous être utile .
Chloé et Killian : - Oui.
Chloé : - Bah déjà pour faire comme les autres.
Moi (à Mme Anatole) : - Est-ce qu'ils peuvent écrire une partie du cours peut-être plus essentielle et plus accessible.
Mme Anatole : - Oui, tout à fait. Ce n'est pas compliqué, je peux encadrer au tableau ce que Chloé et Kilian doivent noter.
Moi (à Chloé et Killian) : - C'est entendu comme ça ?
Chloé et Killian : - Oui.
Moi (à tous) : - Je redis à tous : lors des temps d'inclusion, il peut arriver que vous ne compreniez pas tout ce qui est dit ni tout ce qui se passe dans le cours. C'est à vous de signaler au professeur, pendant le cours si vous vous en sentez capable (dire devant tous les autres élèves que vous ne comprenez pas) ou peut-être de façon plus simple, à la fin du cours. A la fin du cours, ça peut éviter d'arrêter le cours tous les deux minutes si vous ne comprenez vraiment rien. C'est vraiment important de le dire au professeur, plutôt qu'à moi après, même si l'un n'empêche pas l'autre.
Deuxième chose qui peut vous aider : lorsque vous êtes de retour en ULIS, vous devez être capable de me dire ce que vous avez étudié en inclusion. C'est à dire ? : le thème du cours et l'idée principale.
Ce n'est pas toujours facile mais le fait de savoir que vous devez m'en parler, ça doit vous rendre plus attentifs encore pendant le cours à ce qui est le plus important, comme lorsqu'on lit un texte. Vous comprenez ?
Sandra : - Oui comme l'autre fois en revenant d'Histoire, je savais que s'était la bataille de Verdun mais plus contre qui s'était.
Moi (je ne peux contenir un rire, un rire bienveillant) : - Oui, alors là pour moi c'est comme une alerte. Je vais voir M. Retranché, le prof, d'histoire, pour comprendre pourquoi ça t'a échappé que c'était contre l'Allemagne et puis ensuite avec toi reprenant le cours.
Mme Anatole : Oui, alors en Musique, ça peut-être déjà redire ce qu'on a fait, bouger sur un air, un peu de chorégraphie, un travail d'écoute, regarder une vidéo sur une œuvre, voilà, par exemple.
Moi : - Donc on retient deux choses : vous en parlez d'abord au professeur de votre classe et, ensuite, de retour en ULIS, vous êtes capables de me raconter, même rapidement, le thème et l'idée principale du cours : on a travaillé sur Carmen et on a dansé sur quelques airs. On a étudié la Première Guerre Mondiale et on a préparé la sortie à Verdun de la semaine prochaine. Ce sont des exemples.
Nordine (un grand gaillard de 3°, qui cache mal son embarras derrière un large sourire) : - C'est difficile. J'y arriverai jamais.
Leïla (une jeune fille de 3° aussi toute en bonhomie souriante mais avec un regard toujours affûté) : - Il a raison Nordine, quand vous expliquez ça paraît toujours simple mais après y a plus moyen.
Moi : - Comme beaucoup de choses que vous avez réussi chacun de vous deux, au départ, vous disiez ne pas pouvoir réussir comme pour vous assurer en cas d'échec. Et puis quand vous y arrivez ça paraît toujours comme le hasard et cela ne semble jamais vous rassurer pour la suite, je me trompe ?
Leïla rit : - Oui ! Vous nous connaissez bien, M.Gérard !
Moi (à Robert et José, les deux taiseux et néanmoins compères de l'équipe) : - Qu'est ce que vous en dites ?
Robert (il me regarde tête baissée, en grommelant ; il grommelle souvent) : - On va essayer, mais moi je ne promets rien.
José me regarde avec ses grands yeux à la fois étonnés et interrogateurs.
Mme Anatole éclate de rire.
Moi : - Bon, je vous fais un petit affichage en classe pour que vous vous rappeliez de tout ça. (à Mme Anatole) on parle des séances de musique à venir ?
Mme Anatole : - C'est parti !
Novembre 2016