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Camille est une jeune fille de 14 ans scolarisée en ULIS collège ; elle bénéficie d'inclusions en Éducation musicale et en Arts plastiques. Pour le reste, elle est en Regroupement. La singularité de son caractère rend difficile davantage d'inclusions malgré un niveau de compréhension proche de la norme, c'est à dire proche de celui des jeunes de son âge. « Une enfant troublée » pourrait-on dire mais c'est très insuffisant pour ne pas dire inexact. Comment expliciter une grande sensibilité dont l'expression apparaît comme inadaptée socialement. Des sautes d'humeur, des cris dans une situation insupportable pour elle, par exemple.
Il est remarquable d'observer comment l'éducation nous rend sensibles ou insensibles à certaines choses, avec d'infinies nuances. Aller raconter à un Ghanéen qu'en France, il existe des centres pour personnes âgées et vous verrez votre interlocuteur soit mettre votre parole en doute soit s'indigner et se révolter devant le sort réservé à nos anciens.
Camille est sensible à des choses qui laisse indifférent le commun des mortels et elle ne cesse de s'en étonner.
La première semaine de son arrivée au collège, lors d'une récréation, Camille est allongée par terre la tête plaquée sur une grille d'égout. Aguerri aux situations inhabituelles, et plutôt que de lui demander de se relever, dire que ça ne se fait pas, etc., je m'allonge aussi et je regarde à travers la grille . Et là, tout à monde défile sous mes yeux : toutes sortes de détritus (papiers gras, restes de repas), des insectes, ah ! un rat,.. Après de longues minutes, j'invite Camille à se relever. Hébétée, elle peine à reprendre son équilibre. Un petit attroupement d'élèves curieux se disperse en silence. Quelques minutes après, nous sommes assis en classe, Morgane, l'AESH, est là. J'explique à Camille que je comprends l'intérêt qu'elle porte à ce qui se passe dans les égouts, mais que son attitude est inadaptée. La vie des égouts peut tout à fait être l'objet d'une étude, mais qu'il faut lui donner une forme acceptable par tous. Elle me promet de ne plus recommencer.
Lors d'un cours de mathématiques, elle s'effondre bruyamment en larmes. Je m'arrête et lui demande ce qui ne va pas, pensant bien que ce n'était pas l'étude, si austère soit-elle, des nombres décimaux qui provoque sa tristesse. Elle relève la tête, montrant son cours irrémédiablement mouillé de larmes, et entre deux sanglots, s'exclame : « Je pense à cette pauvre Anne Franck ! » Elle replonge alors la tête dans ses bras et redouble de pleurs, toujours très bruyants. Il était impossible de poursuivre le cours, d'autant que l'événement rendait les autres élèves, déjà pas tous concentrés, incapables de poursuivre. Les réactions ne sont pas toutes bienveillantes (rires moqueurs, railleries, indignation « comment peut-on se conduire aussi mal ? »), mais quelques élèves sont sincèrement inquiets. Je m'assois à côté de Camille et je tente de la raisonner (l'arraisonner ?) Tout en donnant quelques rapides informations sur Anne Franck aux autres élèves, je dis à Camille qu'effectivement la vie d'Anne Franck est très triste, etc. et que c'est un témoignage qui doit nous aider aujourd'hui, mais que bon le temps passant, on peut considérer son expérience avec calme et avec une émotion contenue. Camille relève la tête, pleure moins et me dit qu'elle l'a vue à la télé la semaine dernière et que c'est horrible et qu'elle se demande pourquoi elle est la seule à pleurer.
Comme parfois avec les élèves d'ULIS, c'est moi qui me sens anormal. Je réfléchis. Vite. Camille lit couramment. Je me remets debout et je reprends le groupe en main en m'adressant à Camille devant tous, non sans avoir demandé le silence et l'attention. Je propose à Camille d'aller au CDI et d'emprunter Le journal d'Anne Franck pour le lire. Camille est rayonnante « Oui c'est ça, je vais lire son journal ». Je lui dis qu'elle aura beaucoup plus de détails que dans le téléfilm. Intérieurement, j'espère que l'écrit l'aidera à canaliser son émotion, à la métaboliser en une forme plus assimilable tout en en préservant la charge émotionnelle.
Pendant plusieurs mois, le Journal ne quitte pas Camille et puis elle se met à écrire régulièrement, sur un cahier d'écolier, son journal à elle. Il y a encore quelques sanglots, mais nous avons un accord : si elle est trop triste pour suivre le cours, elle est autorisée à écrire. « Il faut que j'écrive ! » lance-t-elle alors. Elle noircit plusieurs cahiers en quelques mois. En la voyant ainsi écrire, je me demande si un écrivain n'est pas comme ça : écrire est vital.
Au début de l'année scolaire suivante, Morgane, l'AESH, propose de copier le journal sur un fichier texte informatique dans le projet d'une publication. Régulièrement, Camille lui en fait lire des passages et l'idée est ainsi née. Une fois l'accord de Camille, de sa famille et de la direction du collège, le travail commença. Moi, j'ai donné mon accord sans en avoir lu une ligne. Je n'ai rien demandé et Camille ne m'a rien fait lire.
Deux heures par semaine, Morgane, accompagnée de Camille, recopie. C'est Morgane qui saisit ; Camille explicite ce qui est illisible et en même temps elle valide ce qui est retenu ou non dans le texte final.
Le journal sera publié à 200 exemplaires.

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