Cet espace sera supprimé le 31 janvier 2024 - Pour toutes questions, vous pouvez nous contacter sur la liste wikidocs-contact@univ-lorraine.fr


     Rentrée 2014. Nous accueillons quatre nouveaux élèves, des 6° - des petits disent les nouvellement anciens - mais aussi un 5°, Bruno, qui nous vient d'un collège à l'autre bout de la ville. J'avais quelques informations sur cette anomalie géographique. Il avait été scolarisé en CLIS « Troubles Spécifiques du Langage » (TSL) en primaire et faute de place en ULIS du même type, il a été orienté en SEGPA. Une ULIS « classique » (TFC : « Troubles de Fonctions Cognitives ou mentales ») aurait plus judicieux : pas de place. Bruno payerait au prix fort le dysfonctionnement institutionnel. Il a tenu deux mois en SEGPA. Pris comme bouc émissaire au nom de sa différence (un bon vieux « délit de sale gueule », atrocement banal), il sera déscolarisé et admis en hôpital de jour suite à des crises d'angoisses répétées. Il y est toujours. Une année « blanche » au niveau scolaire et le voilà en ULIS, chez nous, pour se refaire une santé psychique et scolaire.
     Il arrive le jour de la rentrée, dans le grand couloir qui mène aux classes et à la cour, accompagné d'un infirmier de l'unité d'hôpital de jour proche du collège. Il a la tête baissée, coincée dans des épaules voûtées et les yeux dans les godasses. Seuls les yeux bougent. « Bienvenue au collège, Bruno ! » Il me tend la main, fait un effort pour lever les yeux sans bouger la tête, les pieds en dedans. La poignée de main franche le fait sourire.
     Discussion avec l'infirmier : « Sortir, là, dans la cour pour rejoindre les autres n'est pas envisageable » J'ajoute : « pour le moment ». Je souris à Bruno, lui aussi. En ce jour de rentrée, la cour du collège bat son plein, parents et élèves se tassent aux entrées du bâtiment dans l'attente de l'appel. Le brouhaha traverse les murs et nous arrive en fréquences basses et son sourd.
     Première matinée, et l'heure de la récréation qui arrive. « Je ne veux pas sortir ». Moi : « D'accord, on va s'organiser ». A ce moment-là, le cas de Bruno fait jurisprudence avec la règle en vigueur et c'est à moi de « sentir » l'éventuel caprice ou le « test » que le jeune me ferait passer. L'infirmier ne m'avait pas donné d'indications particulières pour les temps de récréation, mais vu son parcours, je l'accompagne au bureau de la vie scolaire. Je lui montre un siège et une table : « Tu peux t'installer là pour bouquiner, travailler, discuter avec les surveillants (ils sont très sympas) ou ne rien faire. A la sonnerie, tu rejoins la classe. » « OK ! » me lance t-il avec un air satisfait. Je rejoins la salle des profs en repensant à une leçon de la psychologie : ne pas se précipiter sur le symptôme (ou l'interpréter prématurément), sinon on le renforce ou on le déplace. Patience, donc.
     Trois bonnes semaines passeront ainsi. Bruno sympathise avec Nordine et Anthony., des « grands » de l'ULIS. Petit à petit, il s'est redressé, la tête haute. Il reprend confiance. Il sourit. Il est bien ici, ça se voit. Cette année, le groupe ULIS est calme et studieux, ça aide. Bruno se met au diapason : il fait les efforts demandés, à son rythme, lent. Il s'applique et réussit.
     Fin septembre, un matin à l'heure de la récréation, les trois copains viennent me voir. C'est Bruno qui parle : « J'voulais vous dire, je vais en récré avec Nordine et Anthony ». Ce dernier renchérit : « Ben ouais, i va rester tout seul, quand même ! ». Moi, tout sourire : « Entendu, à tout à l'heure ».
     Et voilà notre Bruno qui fait l'expérience que les copains sont le meilleur rempart aux moqueries, aux insultes, à la bêtise.
                                                                                                                                                                                                                                                                                                         Novembre 2014

  • Aucune étiquette