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Étranger

En ULIS, temps d'accueil, lundi matin. Le joyeux désordre de la cour, du couloir, de l'entrée en classe fait place à la mise en ordre du temps d'accueil qui voit élèves et adultes rassemblés et assis, silencieux et attentifs. Les élèves sur les bancs, l'AVS et moi chacun sur sa chaise. Le carré formé s'ouvre sur un tableau où sont rassemblés informations diverses, l'emploi du temps, la date, le calendrier...
Il est tôt, 8h15, et les visages sont soit encore ensommeillés, soit déjà vifs, bien réveillés. Je m'installe en dernier, les élèves connaissent la solennité ou au moins l'importance du moment et sont maintenant silencieux. J'ouvre :

  • Bonjour à tous, c'est le temps d'accueil, s'il y en a qui veulent parler, nous les écoutons.
    Silence. Je débute :
  • Comment ça va Thomas ?
    Thomas est arrivé en septembre après un parcours scolaire chaotique résultat d'actes de violence répétés. Une sorte d'émotion vague me traverse lorsque je regarde son visage. Il ressemble à s'y méprendre à un de mes amis d'adolescence que j'ai perdu de vue depuis. Thomas ne vit plus dans sa famille et cette absence d'attache familiale renforce l'effet d'étrangeté de ses traits qui semblent esquisser mon souvenir. Une complicité s'est installée entre nous par le partage d'une passion commune pour la pratique du football. Thomas joue dans un petit club de foot et son entraîneur est un ami de lycée dont je suis encore très proche. L'enfance, toujours.
    Thomas répond, impassible :
  • Ce WE, on a joué contre Lunéville, on a fait 2-2 et puis j'ai lancé un cadre sur une éducatrice.
    La voix est inexpressive au possible, calme et posée.
    Jessica vit dans le même foyer que Thomas. Elle trépigne et puis explose. Debout, tendue comme un ressort elle martèle les mots : « Oui il a agressé deux éducatrices ! Elles ont porté plainte et puis le SAMU est venu chercher Thomas ! C'était hier soir ! ».
  • Ta gueule steak haché (le patronyme de Jessica est Steck, d'où le jeu de mot...). Thomas regarde dans le vide, il est calme.
    Je reste également impassible. Je pense aux premières lignes de L'étranger de Camus « Aujourd'hui maman est morte ou hier, je ne sais pas ». Je me tais. Que dire ? « La messe est dite » et je devine la suite. Ce jour-là, Thomas a été calme, travailleur quoique nerveux, comme au bord d'un précipice.
    Le lendemain, Jessica arrive survoltée et sans me dire bonjour me prévient que Thomas est en hôpital de jour et qu'il sera absent. Un frisson me traverse.
    Une heure après, au téléphone avec un éducateur. Il me confirme l'hospitalisation. « Ils [à l'hôpital] ne feront pas de miracle. On va se réunir pour envisager la suite ». Ma gorge est nouée par l'angoisse.


    Alexis GERARD – novembre 2013
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